Aucun mot, ni ce soir, ni demain, peut-être même jamais, ne saura décrire avec exactitude le sentiment vertigineux venu étriller, en fin d’après-midi, chaque amoureux du FC Sochaux-Montbéliard : il ne s’agit pas simplement de souffrance, de chagrin, de colère ou de ressentiment, c’est un trou béant qui s’est creusé dans le coeur de tous, amputés de dix, vingt, cinquante années de nos vies sacrifiées surl’autel d’un football vidé de ce qui, des décennies durant, en fit la grandeur singulière, le sport du peuple, pour le peuple, par le peuple.
Ce mardi 1er août 2023 restera donc comme la page la plus obscure et dévastatrice d’une histoire qui, jour après jour depuis 95 ans, rythmait les quotidiens et les humeurs d’un territoire entier au gré de triomphes, de joies, de mésaventures et de déculottées qui font la beauté parfois extatique, parfois cruelle du sport mais qui, jamais, ne devraient avoir vocation à être transformés en paillasson de lubies mégalomaniaques d’hommes et de femmes aux pouvoirs si étendus qu’ils sont désormais autorisés à avoir droit de vie ou de mort sur une institution quasi séculaire.
Et une sensation de vide qui nous étreint à cette seule idée, venue percuter si brutalement nos existences qu’elle nous paraîtra encore irréelle pour longtemps : il nous faudra désormais vivre sans le FCSM tel que nous l’avons connu depuis bientôt un siècle, l’amour de nos vies, ces souvenirs par centaines, cet héritage si précieux transmis par nos papas, nos grands-pères, nos mères, et ce lien indéfectible et irrationnel qui nous rattachait les uns aux autres, par-delà nos existences propres, nos statuts, nos parcours, nos convictions.
Par deux fois, les 8 et 14 juillet derniers, en m’extirpant du si sublimecortège de supporters venus par milliers rappeler leur attachement au FCSM, mon regard s’est tourné vers ce stade Bonal, mon stade Bonal, notre stade Bonal, la gorge nouée et les sanglots au bord des yeux, comme on quitterait un vieil ami malade, sans savoir si nous le reverrons un jour, sans imaginer que, peut-être, l’espoir serait à nouveau permis quelques jours plus tard, avant d’être fauché pour de bon par les basses-oeuvres de petits marquis n’ayant cure de la détresse immense, intime et collective, qu’ils sont en mesure de provoquer.
Au coeur d’une période où les scénarios n’ont eu de cesse de se réécrire depuis plusieurs semaines, trimballant nos émotions des bas-fonds aux sommets de l’espoir, établir les responsabilités de ce désastre immédiat paraît hasardeux.
Mais il est des sinistres personnages qui, aujourd’hui et pour toujours, porteront sur leurs mains et dans leur conscience, si tant est qu’ils en aient une, le sang d’une institution vieille de 95 ans, pionnière du professionnalisme et de la formation, et les larmes de ses passionnés par dizaines, par centaines de milliers.
Ceux qui, petits hommes gris habités d’une morgue fielleuse et condescendante pour cette plèbe grossière et encombrante, « trop populaire », ont rompu un lien vieux comme le monde entre un territoire, son usine et son club de football, projetant ce dernier dans les bras d’une mondialisation sauvage et carnassière pour une somme infamante.
Ceux qui, à dix-mille kilomètres de là, guidés aveuglément par un logiciel de pensée désincarné selon lequel un menu profit vaut bien toutes les vies du monde, ont transformé ce monument en variable d’ajustement de leurs petites escroqueries entre amis.
Ceux qui, des années durant, ont transformé le théâtre de nos souvenirs et de nos rêves en un charnier dans lequel ils vinrent se goinfrer, sans scrupules, jusqu’au dernier os disponible pour s’engraisser personnellement.
Ceux qui, par leur incompétence, leur malhonnêteté, leur vulgarité, ont souillé au quotidien une institution qui faisait (et fera éternellement) notre fierté et respectée à travers la France et bien ailleurs.
On ne peut souhaiter à ceux-là que, jamais, ils ne croisent leur reflet dans un miroir, ils n’y verraient que la laideur d’un monde de mépris, d’humiliation et de médiocrité dont ils sont les tristes incarnations.
Mais ces fossoyeurs, salissures certes indélébiles, dans la longue histoire que nous continuerons d’écrire ensemble, ne resteront finalement que peu de choses face à cette flamme qui, plus que jamais, s’est attisée au plus profond de nos tripes ces dernières semaines, face au spectre terrifiant d’une possible mort, nous rappelant combien ce club nous constitue dans nos âmes et dans notre chair.
Et c’est à chacun d’entre vous que je pense donc ce soir, sans exception, mes frères et mes soeurs de tribunes, ceux qui étaient là pour célébrer la bande à Djaadaoui terrassant l’Eintracht Francfort comme ceux dont le coeur se mit à battre récemment au détour d’une frappe en pleine lucarne de Maxime Do Couto à Charléty, vous toutes et tous qui méritez la lumière, les honneurs, et d’avancer tête haute quant au combat que, chacun à son modeste niveau, a mené depuis plus d’un mois pour sauver ce qui n’est pas simplement un club de football, mais une certaine idée de soi et de notre monde, où la solidarité, l’humilité et la camaraderie auraient encore un sens.
A la TNS, ses capos et ses fidèles qui avez transformé les tribunes parfois ronronnantes de Bonal en volcan ces dernières saisons, aux initiateurs du mouvement Sociochaux qui travaillez sans relâche pour valoriser l’idée vertueuse d’un football populaire, aux responsables des différents groupes et associations de supporters qui portez haut notre étendard, aux bosseurs de l’ombre, aux salariés doublement dépossédés, aux jeunes joueurs issus de notre centre de formation, joyau parmi les joyaux, qui ont honoré ce maillot et ces couleurs tout au long de cet épisode tragicomique comme tout au long de notre Histoire, à cet entraîneur qui, jamais, n’y disputera un match professionnel mais dont la dignité restera dans les mémoires, à tous ceux qui, de près ou de loin, souffrent d’avoir tant aimé ce qu’on leur arrache injustement aujourd’hui.
Les prochains jours, les prochaines semaines, peut-être même les prochains mois, seront un véritable calvaire et sans doute ne trouverez-vous que peu de gens pour comprendre que, non, ce n’est pas « que du football », que l’on peut aussi porter le deuil d’un amour perdu et massacré, fut-il incarné par onze bonhommes en short se disputant un ballon.
Vous n’êtes pas seuls et ne le serez jamais, car notre peine est commune et légitime.
Dans toute obscurité réside une lumière et c’est vers celle-ci qu’il nous faut maintenant converger.
Sochaux n’est pas mort, parce que Sochaux est immortel. La fin d’une histoire est toujours le début d’une autre. Il nous appartient d’en être les acteurs principaux, de transformer l’union sacrée et la lutte bouleversante de ces dernières semaines en un acte de renaissance, pour ramener enfin le FCSM à la place qui est la sienne, débarrassé de n’importe quelle vermine tentée de lui nuire.
Derrière les lamentations de principe, la sollicitude bienséante et l’intérêt opportuniste se portant ici ou là sur notre dépouille encore chaude, nous savons que le temps ne fera rien à l’affaire et que l’assassinat en règle du FC Sochaux-Montbéliard ne sera bientôt plus, pour une majorité des observateurs, qu’une vague anecdote rangée dans le placard à souvenir. Que notre destinée tragique, après celles d’autres monuments du football français, ne servira toujours pas de leçon à ceux qui, derrière leurs larmes de crocodile, continueront à ériger les états d’âme de Kylian Mbappé en affaire d’état, consacrant tout en faisant mine de le conspuer un football devenu le miroir des pires dérives de nos sociétés financiarisées, désincarnées et déconnectées.
Alors c’est avec l’humilité, la discrétion et la dignité qui nous ont toujours caractérisés que nous rappellerons au monde du football notre existence.
Ensemble, reconstruisons pierre par pierre ce que tant de médiocres se sont attelés à détruire et faisons-nous cette promesse, ambitieuse mais si belle : ramener le FCSM à la place qui est la sienne pour ses 100 ans !
A vous toutes et tous, je veux vous dire que je vous aime et qu’à travers vous, à travers nous, Sochaux vivra !